Par la vitre du train

Saviez-vous que le Japon est le pays où l’⁠on rêve le plus de devenir conducteur de train ?

Je l’⁠ai appris par hasard au début de mon séjour, et je le comprends mieux maintenant. Le ballet musical et chorégraphié des trains, des immenses gares de Tokyo au plus petites gares de campagne, la diversité des formes et de types de trains, l’⁠ambiance datée des cabines de commandes que l’⁠on aperçoit derrière la vitre… il y a de quoi être fasciné. Et plus je prenais le métro, plus j’⁠étais confortée dans la solidité de mon sujet d’⁠étude. Dans cette ville régie par le passage des trains, traversée en tout sens par des longs boyaux souterrains, se tenait devant moi, déjà, une métaphore digestive. Il n’⁠y avait donc plus qu’⁠à suivre le fil.

Débuté dans un rayon de librairie et sa méthode caca, voici le terme de ce voyage à travers quelques lieux de la vie japonaise. Où est-ce bien le terme ? Il y aurait encore beaucoup à dire, et j’⁠observe chaque jour des centaines de petites choses qui pourraient être traitées à travers le prisme « écriture, corps et image » que j’⁠ai choisi pour cette enquête. Il y en a tant, d’⁠ailleurs, qu’⁠il est difficile de lui trouver un réel point d’⁠arrêt. Mon récent visionnage du Voyage de Chihiro m’⁠a laissée en suspens de la même façon. Peut-être le plus célèbre des films de Hayao Miyazaki, c’⁠est aussi l’⁠un des plus poétiques de sa production. D’⁠aucun pourrait dire que c’⁠est aussi l’⁠un de ses plus « japonais », au sens où il s’⁠y attaque plus direct­ement à des thèmes proches des traditions japonaises, ou tout du moins asiatiques. Le revoyant à la faveur de l’⁠écriture de ce texte, j’⁠ai constaté à mon grand étonnement — et ravissement — que tous les thèmes que je traitais ici s’⁠y trouvaient aussi. La nourriture y tient une place très importante, on l’⁠a vu, mais d’⁠autres aspects aussi.

L’⁠action principale se situe dans un immense bâtiment de bains, où dieux et esprits viennent se prélasser, et se laver des déchets éparpillés sur le monde par les humains. Sous couvert d’⁠un univers fantastique, Miyazaki y dépeint en vérité la société capitaliste dans tous ses travers (⁠sacralisation de l’⁠argent, surconsommation, gloutonnerie…⁠) mais dans des aspects aussi plus spécifiquement japonais via le  , l’⁠obéissance aveugle à une hiérarchie arbitraire ou encore l’⁠esclavagisme des salariés par la société moderne… Perchée en haut du bâtiment, la gérante Baba incarne à la fois patronat et matriarcat. Sa sévérité ne s’⁠adoucit que pour son bébé, qu’⁠elle pourrit de cadeaux et de bonbons, le rendant incapable et dépendant. Au milieu de tout ce chaos, Chihiro et sa candeur tentent de se faire une place. Tout y est donc, de la question de la pulsion à celle de la mère, en passant par la place du corps et à la gestion des déchets. Le film, néanmoins, ne tire pas de morale, et se contente de nous donner à observer.

Récemment, alors que j’⁠avais déjà terminé d’⁠écrire la majeure partie de ce mémoire, Bunpei Yorifuji, auteur du livre Au cœur du caca, m’⁠a accordé un entretien que je n’⁠espérais plus. Son œuvre ayant joué une grande part dans les prémices de mon enquête, j’⁠étais très excitée de le rencontrer, et en même temps inquiète que ses propos renversent peut-être totalement les hypothèses que j’⁠avais formulées. Or, non seulement, ses réponses rejoignaient mes intuitions mais, sans que j’⁠y ai fait référence à aucun moment, il a lui-même évoqué le Voyage de Chihiro, alors que je l’⁠interrogeais sur ce qui, selon lui, faisait l’⁠essence du design « à la japonaise ».

Dans sa réponse, il m’⁠explique que le design est justement une notion très peu japonaise ; que les Japonais préfèrent, à la notion de planification portée par le mot design, la fluctuance du jour le jour. Miyazaki, poursuit-il, a fait Le Voyage de Chihiro en se laissant porter par ses envies, sans plan préétabli. Il en résulte d’⁠ailleurs une histoire dont on a du mal à tirer un sens véritable, même arrivé à la fin ; un flou. Or, c’⁠est le film préféré des Japonais. C’⁠est donc selon lui qu’⁠il y a là le signe de quelque chose qui leur parle. Le Voyage de Chihiro est en effet bien plutôt le récit d’⁠un voyage qu’⁠une histoire au sens traditionnel. Il se trouve justement un moment où Chihiro monte dans un train sur une ligne oubliée, qui l’⁠emmène au bout du monde, peut-être vers la réponse à ses questions. Incidemment, prise par autre chose, je m’⁠étais arrêtée là dans mon visionnage. Mais peut-être est-ce pour le mieux, car j’⁠y trouve finalement un écho à ma situation en cette fin d’⁠écriture, n’⁠ayant pas encore quitté mon terrain d’⁠étude, encore moins épuisé ce qu’⁠il a à offrir. En un sens, je suis encore au milieu du chemin, et la gare n’⁠est pas en vue. Comme Chihiro alors, je voudrais m’⁠abstenir de trop bien conclure, et profiter de regarder encore un peu par la vitre du train.

D’⁠autant que le mot design en japonais se dit aussi qui se traduit par « plan ».

Chihiro train

Le Voyage de Chihiro, Hayao Miyazaki, Studio Ghibli, Japon, 2001, 124’