{ Il n’y a rien de plus agréable en ce monde que de goûter quelque chose qu’on n’a jamais
encore mangé, ou de regarder ce qu’on n’a encore jamais vu. Si […], comme moi, vous n’avez jamais vu [de bains], il faut vous hâter d’aller vous rendre compte de ce que c’est. Même si vos parents sont à l’article de
la mort, allez d’abord voir un bain public. Vous ne trouverez jamais un endroit aussi bizarre dans tout ce
vaste monde. }
Quoique moins évidemment proche du caca que les toilettes, il n’est pas permis d’esquiver le bain lorsque l’on veut parler du corps au Japon. D’abord, parce que parmi les spécificités japonaises, le rituel du bain est sans doute une des plus frappantes et occupe une place très importante dans la vie et l’imaginaire japonais. Ensuite, parce que, topographiquement, toilettes et bains sont très souvent fusionnés dans des ユニットバスルームyunitto basurūmusalle de bain modulaire et l’un et l’autre font littéralement corps ensemble.
Mais d’abord qu’est-ce que le bain japonais ? Il se divise en fait en trois types : le 温泉onsen, bain de sources chaudes, le 銭湯sento, bain public, et enfin le お風呂ofuro, qui désigne la baignoire. Les 温泉 tirent parti des sources naturellement chaudes et minéralisées produites par les nombreux volcans de l’archipel. L’eau y est d’une qualité particulière, parfois très prisée ; le 温泉onsen est donc un bain de connaisseur. Il n’est pas rare que l’on s’y rende pour se plonger dans une eau spécifique, réputée pour ses vertus médicales, et on a longtemps considéré les sources comme un cadeau des dieux. Un bain chaud étant néanmoins agréable, même lorsque l’eau sacrée n’est pas au rendez-vous, les 銭湯sento en proposent une version plus banale mais non moins plaisante, avec une eau simplement chauffée. On s’y rend très souvent en famille, et — même s’ils sont de moins en moins nombreux — ils relèvent de l’activité de quartier. Enfin le お風呂ofuro témoigne d’une pratique du bain tellement ancrée qu’elle s’est faite une place de choix jusque dans les maisons : c’est la baignoire, dont l’eau doit être gardée propre pour que chacun puisse s’y plonger sans qu’on ait besoin de la changer, exactement comme dans un bain public①. La façon de faire — le rituel — est donc le même que l’on soit dans un bain public ou chez soi. Le kanji 風fu, que l’on trouve dans お風呂ofuro, signifie d’ailleurs aussi bien « vent » que « façon, manière ». 呂ro, quant à lui, désigne « la colonne vertébrale » ou un « grand bâtiment ». Si l’on voulait jouer de la poésie des kanji, on pourrait donc dire que la bain est un « haut-lieu de la façon ».
Dans son texte intitulé « Les bains japonais : un espace relationnel », Junko Komatsu rappelle que la première étape du bain est toujours le terme 湯yu ou ゆyu qui signifie « eau chaude » et qui « flotte sur le rideau souvent bleu à l’entrée② ». Quelque soit le bain dans lequel on se rend, c’est une étape obligée. Un peu après, on est sans faute cueillis par deux autres signes, inscrits « façon calligraphiée » sur ces rideaux qui marquent les frontières entre chaque espace : 男otokohomme et 女onnafemme. Ici non seulement le choix s’impose mais va guider toute la suite de notre expérience. Dans la pratique du bain, impossible en effet d’échapper à la lettre, et c’est ce qui nous fait dire que c’est elle qui donne le rythme.
Cette notion de rythme n’a rien d’étranger à la lettre elle-même et occupe une place primordiale dans la calligraphie japonaise — « forme pure » de la pratique de l’écriture. En calligraphie romaine, on parlera du rythme de plusieurs caractères sur la page : les lettres tracées, comme des notes sur un papier à musique, donnent le rythme. Dans la calligraphie japonaise, c’est le rythme du tracé de chaque signe, voire de chaque trait, qui importe. Parmi les premières notions de l’apprentissage de la calligraphie se trouvent donc 止めてtomete, le fait de s’arrêter, et リズムrizumu, le rythme. C’est le リズム qui guide la vitesse du trait, la pression à appliquer ou non, et la façon dont il faudra s’arrêter. Chaque trait possède son propre リズム, et sans l’avoir trouvé, impossible d’atteindre le バランスbaransuéquilibre. La compréhension et le respect du rythme sont d’autant plus importants que la calligraphie japonaise ne permet pas de se reprendre : une fois le pinceau posé, il faut aller au bout du geste.
{ le trait excluant ici la rature ou la reprise (puisque le caractère est tracé alla
prima), aucune invention de la gomme ou de ses substituts. […] Tout dans l’instrumentation, est dirigé
vers le paradoxe d’une écriture irréversible et fragile, qui est à la fois, contradictoirement, incision et
glissement. }
Souvent fendu en son centre, ou à deux intervalles réguliers, le rideau marqué 男 ou 女 est l’incarnation exacte de ce rapport incision et glissement dont parle Roland Barthes. Il est lui-même incisé, et nous oblige — rapport hautement charnel — à glisser dans cette incision pour accéder à un nouvel espace. Qu’il soit d’ailleurs de théâtre, par exemple, en Occident ou de bain au Japon, le passage d’un rideau a toujours quelque chose de symbolique et de charnel. Celui-ci nous le rappelle à tous les niveaux (par sa présence, son inscription et son usage) : soyez prévenus, nous dit-il, car comme souvent au Japon, le corps va se trouver ici au centre de l’affaire.
Une fois qu’on a passé le rideau, commence la « danse du bain ». Une chorégraphie répétée depuis la petite enfance pour tous les Japonais, et dont les modalités — dans le cas où un néophyte s’y aventurerait — sont souvent rappelées sur des panneaux à l’entrée du vestiaire.
Tout comme on n’exprime pas sa pensée directement en Japonais, on n’accède pas directement à l’eau dans les bains. Au contraire, le rituel pose entre nous et l’eau tout un tas de petits intermédiaires qui en retardent l’accès. Ce sont ces tours et détours qui font le charme de cette danse. Le rideau, dont on a déjà parlé, marque d’abord le passage d’un monde mixte, où tous les autres ont leur place, à un espace sanctuarisé qui réduit la différence. Le vestiaire, ensuite est l’endroit où l’on va se départir de ses possessions, se mettre à nu, pour pénétrer dans un autre type d’espace. Tout d’abord il convient d’y choisir un casier et d’y ranger ses affaires. Si le casier n’est pas fermé, il faudra les arranger de la façon la plus ordonnée et pudique possible pour ne pas créer de désordre visuel, ni tenter la curiosité du son voisin. En se déshabillant, on commence à entendre le léger brouhaha caractéristique du vestiaire, fait de petites conversations, du bruit des sèche-cheveux, du ronronnement d’un ventilateur et du roulement des portes coulissantes qui mènent au bain③. L’atmosphère est déjà chaude et moite, et l’air est plein de légères odeurs de savon ou de lotion.
Une fois nu et équipé d’une petite serviette (手拭いtenugui) — qui cumule des fonctions variées que nous verrons ensuite —, on peut passer la porte vers la salle d’eau. Surtout ne pas oublier de la refermer derrière soi, pour ne pas laisser s’échapper la chaleur, et préserver la séparation entre l’espace du vestiaire et l’espace du bain5. Arrivé là, hors de question de se plonger tout de suite dans l’eau chaude de la cuve commune. Il faut aller d’abord choisir un petit tabouret en bois ou en plastique ainsi qu’un 風呂桶furo-okeseau de bain et l’installer devant une des douches individuelles.
Là encore, on est happé par les sons particuliers du bain — bien différents de ceux du vestiaire : ce sont toute sorte de bruits d’eau (eau du jet de douche, eau versée énergiquement sur soi, eau dont on sort, eau dans laquelle on entre…) rythmés en écho par les percussions des seaux sur le sol et les glissements des peaux savonneuses que l’on frotte. Assis à son tabouret, on entreprend alors de se laver à son « poste de douche ». Ces postes sont tous fait d’un miroir, d’un robinet, d’une douche ainsi que d’un petit rebord sur lequel on vient poser ses affaires (savon, brosse, serviette…) et où l’on trouve les produits proposés par l’établissement. Autrefois les bains n’avaient qu’un robinet et un seau, pas de douche. Il fallait donc recueillir de l’eau dans son seau, avant de la verser sur soi — nouveau détour. Ce n’est qu’une fois qu’on est suffisamment lavé et rincé qu’on peut entrer dans l’eau du bain. À partir de ce moment, tous les aller-retours entre douche et bain sont permis, voire conseillés. Les femmes japonaises se lavent donc souvent rapidement, pour pouvoir aller se plonger dans l’eau, avant de revenir ensuite à leur douche pour un nettoyage plus approfondi. Durant ces déplacements, il est de bon ton de mettre toujours entre soi et les autres la petite serviette dont je parlais plus haut, objet intermédiaire symbolique entre pudeur et impudeur. Elle ne couvre en réalité pas grand chose, mais témoigne d’une tentative de rester pudique.
Comme elle est plus ou moins en contact avec le corps, elle ne doit bien sûr pas toucher l’eau du bain. Au moment d’entrer dans l’eau, on la met donc sur un côté, ou, souvent, on la plie pour la poser sur sa tête. Alors que l’on accède enfin à l’objet de nos désirs (celui que l’on convoite depuis l’arrivée dans le bâtiment du bain), on est en quelque sorte « poursuivis » par la petite serviette. Je dis poursuivis car, notamment pour un néophyte, cette serviette devient rapidement un problème : on ne sait pas où ni comment la mettre, ni vraiment à quoi elle sert. Petite, combien de fois l’ai-je oubliée derrière moi ? Je la prenais en ayant conscience que c’était « la chose à faire » mais sans en comprendre les modalités d’usage, et elle finissait surtout par me gêner. J’arrivais donc dans le bain « poursuivie » par cette gêne, qu’on me demandait même de poser sur ma tête. Inutile de dire à quel point ce geste pouvait perturber mon appréciation du bain. Mais c’est peut-être sa fonction.
Alors qu’on accède enfin à l’eau du bain, la serviette permet de marquer une petite persistance des conventions sociales. La jouissance, oui, mais sous la coupe d’une forme de règle. La serviette c’est la garantie que l’on n’oublie pas les instances supérieures de la société, et que l’on ne se laisse pas complètement aller — le 建前tatemae symbolisé. À noter que ce geste est souvent gentiment parodié au Japon, où il n’est pas rare de voir des gens poser n’importe quoi sur leur tête, y compris… des cacas !
La dimension métaphorique de ce geste n’a donc rien d’étranger aux Japonais, qui tirent un certain plaisir à en prendre le contrepied. Mettre un objet insolite sur sa tête, c’est signaler une soustraction temporaire à cet habituel « garde-fou », au profit du plaisir. Car malgré ces milles tours et détours, le bain reste un haut-lieu de jouissance que pas même une serviette ne suffira à enfouir. Le simple soupir de contentement que chacun pousse en flottant tranquillement dans l’eau chaude suffit à signaler le pseudo④ de cet enfouissement et à faire ressurgir l’élément toujours central de l’expérience réussie au Japon : la jouissance.
S’il y a une chose dont les Japonais raffolent, c’est l’information. Partout où ils s’apprêtent à s’engager dans la jouissance — les toilettes, les restaurants, ou le bain, par exemple –, il faut que le signe danse un peu partout autour d’eux. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’en sortant du bain et tout en s’essuyant, les Japonais apprécient de lire tout un tas d’informations sur le bain qu’ils viennent de prendre. L’atout principal d’un bain étant la qualité de son eau, le plaisir du bain est décuplé quand, dans le vestiaire, on peut voir le certificat qui détaille tous les minéraux et éléments chimiques naturellement présents dans l’eau. Ce document, d’une précision beaucoup trop méticuleuse et technique pour le commun des mortels, sera attentivement lu par les utilisateurs du bain, et le fait qu’ils y comprennent ou non quelque chose n’aura pas d’importance ; il faut que tous les détails soient là. Encore une fois, la lettre joue un rôle primordial. Ici, elle est la garantie de la qualité de l’expérience, encore une fois support de la jouissance.
Au détour d’une recherche qui n’avait rien à voir, je tombais récemment sur un article qui interrogeait l’aspect apparemment vieillot et surchargé des interfaces web japonaises⑤. Le monde numérique japonais — à quelques exceptions près — éprouve une certaine difficulté à suivre la tendance de plus en plus minimale des interfaces occidentales. C’est particulièrement frappant dans le monde numérique, où le minimalisme prime aujourd’hui, mais cela se remarquait déjà dans le monde imprimé, où les maquettes sont souvent beaucoup plus surchargées au Japon qu’ailleurs⑥. Pour l’auteur, cela s’explique en partie par la volonté des Japonais de vouloir tout saisir en un coup d’œil et le plaisir, devenu nécessité, d’avoir la possibilité de se plonger dans les plus infimes détails. Or je n’ai rien vu, dans mes pérégrinations japonaises, qui illustre mieux cette idée, que les affiches des classements de sumo, les 番付banzuke.
Datant de l’époque Edo (1600-1868) au Japon, ces 番付 sont devenus rapidement populaires et sont encore aujourd’hui un objet prisé des fans de sumo, mais pas que. Du fait de leur popularité et leur efficacité à véhiculer beaucoup d’information en peu d’espace, ils ont aussiété utilisés pour de nombreux autres usages tels que le classement des meilleurs restaurants de telle ou telle ville, le classements des dommages causés par un tsunami ou encore le classement des meilleurs 温泉onsen du Japon.
En plus de la surcharge linguistique, l’illustration vient s’ajouter à l’expérience esthétique, sans trahir l’âme du 番付 qui a lui-même une vocation esthétique — ses caractères gras très noirs sont même devenus un genre à part entière, 相撲文字sumomojicaractères sumo. Plus que le sumo, néanmoins, le sujet du bain se prête à l’ajout d’un élément illustratif, car il est lui-même une expérience aussi visuelle que « corporelle ». Il est même aujourd’hui assez rare de rencontrer encore des 温泉onsen qui n’ont pas au moins une fenêtre ouverte sur l’extérieur — quand ce ne sont pas tout simplement des bains extérieurs –, pour permettre aux baigneurs de profiter de la beauté du paysage depuis le confort du bain. Couleurs rougeoyantes de l’automne, brume du printemps ou neige en hiver, vue imprenable sur une plaine… le passage des saisons sur un beau paysage est un argument de vente choc pour les établissements de sources chaudes. Cette importance du paysage est devenue telle que même les 銭湯sento, dont l’emplacement urbain ne favorise pas l’ouverture sur le monde, sont presque toujours décorés d’une grande fresque murale représentant un paysage emblématique japonais (souvent, le Mont Fuji).
Après avoir donc flatté ses yeux et sa peau avec tout ce que le bain aura eu à offrir, le baigneur, bien séché et rhabillé, pourra glisser tranquillement vers un autre type de jouissance en s’achetant une bière et quelque chose à grignoter dans le distributeur automatique (version minimale) ou le restaurant de l’établissement (version plus luxueuse) qu’il ne manquera pas de trouver à la sortie du bain.
On n’a fait que parler des différentes façons dont le bain peut flatter les sens, aussi ce titre peut-il paraître surprenant. Le corps est-il au centre de l’affaire, oui ou non ? Le sien oui, il est vrai. Mais pour une fois pas ceux des autres. Je l’ai dit en parlant des washlets, l’espace japonais a ceci de reposant qu’il a été soigneusement étudié pour faciliter les déplacements du corps et pour restreindre autant que possible ses désagréments. C’est du à l’agencement de l’espace bien sûr, mais aussi à la demande constante, implicite mais ferme, de prêter toujours une grande attention aux corps des autres. Nos élans sont toujours facilités ; il faut donc rendre la pareille et faciliter les élans d’autrui. Cela nécessite d’être constamment attentif et de rester très « éveillé ». Ne pas le faire, c’est risquer de rentrer en collision avec un vélo, ou de gêner pendant de longs mètres quelqu’un derrière nous qui n’osera pas se signaler. On suscitera à coup sûr les regards assassins des éventuels témoins. Or, ces regard sont à ce point ancrés dans le mode de vie en société japonais, qu’ils sont utilisés sciemment comme élément dissuasif et franchement culpabilisateurs. Au détour de chaque rue, derrière une voiture, ou sur un poteau, on trouve donc régulièrement un sticker rectangulaire allongé sur lequel deux yeux fâchés nous observent. Il en existe plusieurs types, mais les jaunes rappelant un personnage de kabuki sont les plus répandus.
Certains modèles plus récents sont mêmes évolutifs : de loin ils ont l’air d’yeux inoffensifs et plus on s’approche d’eux, plus ils prennent leur air menaçant. Petite, je les regardais comme autant d’éléments amusants, sans me sentir concernée par leur aspect culpabilisant — que je ne relevais même pas, tant il était loin de mes habitudes. Ce n’est que bien plus âgée que j’en compris le sens et, étant donné leur nombre impressionnant, le poids. Le poids du regard au Japon est d’une lourdeur sans précédent, en tout cas lorsque l’on vient de l’Occident, et ne s’en cache même pas. C’est une des raisons qui peuvent facilement s’ajouter au plaisir du bain. Dans ce lieu où l’on prend grand soin de son corps il nous est aussi paradoxalement permis de le (re)lâcher. Il est même crucial que nous prenions soin d’oublier les corps autour de nous, sans quoi notre regard pourrait devenir, justement, pesant.
Cette omission salutaire ne signifie pas pour autant que l’on refoule la présence du corps. Tout comme le sujet d’une phrase est souvent omis dans la syntaxe japonaise sans que cela perturbe la compréhension, on peut, au bain, s’effacer sans disparaître. Au contraire, le sujet japonais existe mieux dans son effacement. La complexité de la forme passive en japonais, très utilisée, en est un bon exemple. Si elle peut s’utiliser comme en français pour dire « ce livre est écrit par… », elle s’utilise aussi pour raconter des événements selon le point de vue de la personne qui parle (cas ô combien plus alambiqué pour les Français). On dira par exemple non pas « mon chien a mangé mes devoirs » mais 犬に宿題を食べられたinu ni shukudai wo taberareta, littéralement « [j’]ai eu mes devoirs mangés par mon chien ». Le verbe 食べるtaberumanger est accordé avec un « je » sous-entendu, autour duquel tourne néanmoins toute la phrase ; malgré son omission, il est au devant de la scène. « Je » et effacement du « je » cohabitent donc pour situer le sujet sans avoir besoin de le faire intervenir. Dans L’autre Face de la Lune, Claude Lévi-Strauss commentait déjà cet usage particulier du sujet dans la langue japonaise :
{ [Le japonais] ne prête certes pas au sujet une importance comparable à celle que lui attribue
l’Occident […] Mais il ne semble pas non plus que, ce sujet, la pensée japonaise l’annihile : au lieu d’une cause, elle en fait un résultat. […]
Même des outils de conception chinoise, comme la scie passe-partout, et différents types de rabots, ne furent
adoptés au Japon il y a six ou sept siècles qu’avec un emploi inversé ; l’artisan tire l’outil vers soi au
lieu de le pousser en avant. Se situer à l’arrivée et non au départ d’une action exercée sur la matière révèle
la même tendance profonde à se définir par l’extérieur, en fonction de la place qu’on occupe dans une famille,
un groupe professionnel, un milieu géographique déterminés, et plus généralement dans le pays et dans la société. }
L’usage de la forme passive peut effectivement être traduit en ces termes spatiaux : elle permet de se définir par ce qui s’est passé autour de soi, de l’extérieur vers l’intérieur. Or, le bain constitue l’un des lieux les plus intérieurs. Ayant quitté le vacarme du monde extérieur, le baigneur, en passant le rideau, laisse aussi derrière lui le sexe opposé. Se dévêtissant, il ôte encore une couche extérieure — ses vêtements (l’uniforme étant omniprésent au Japon, le vêtement est d’autant plus connoté comme un signe d’appartenance). En entrant dans l’eau, il aura donc laissé derrière lui une immense partie du regard de la société, mis de côté les signes de son appartenance à tels ou tels aspects de celle-ci, et peut même (luxe !), cessé de prêter attention aux autres, pour se concentrer sur lui-même. Permettant la remise en avant du corps propre, par l’oubli des corps autres via un accès collectif à une sphère intime, le lieu du bain est curieusement ambivalent. L’individualité y flotte, enlacée de collectivité. Il m’est arrivé parfois de voir — un peu inquiète — de tout petits bébés être emmenés par leur maman dans l’eau brûlante. Collés contre la peau d’une mère tout à fait détendue, ils n’auraient pas pu être plus ravis. C’est un peu là l’image du bain : le confort rassurant d’appartenir, tout en ne faisant pas tout à fait corps. Sans doute cette délicieuse position sur le fil trouve-t-elle un écho résonnant dans le cœur des Japonais, car ils en font aussi l’expérience enfants. Il est en effet de tradition que, jusqu’à un âge assez avancé, toute la famille dorme ensemble côte à côte. On parle alors de « dormir en rivière » (川の字kawanoji⑦) :
{ [cela] représente l’union familiale, où les enfants peuvent dormir en paix sans avoir peur ni
de l’obscurité ni du sentiment d’abandon.
Ce n’est que lorsque les enfants ont 12 ou 13 ans qu’on leur attribue une chambre à part, si ce n’est pas plus
tard. […]
Nombre d’enfants japonais ne se gênent pas pour venir en pleine nuit se glisser dans le futon de leur
mère ou de leur père pour se blottir contre eux… Cela fait partie des plaisirs sensuels enfantins de la nuit,
qui restent gravés dans le souvenir et l’imagerie communs des Japonais. }
Explique ma mère dans son texte sur la famille japonaise. Ce plaisir sensuel de la rivière se rejoue donc peut-être un peu au bain, alors que, doucement, l’eau file la métaphore maternelle.
① Contrairement à nos baignoires, on ne s’y lave donc pas ; on s’y baigne, simplement, après s’être lavé en dehors.
② Junko Komatsu, « Les bains japonais (湯) : un espace relationnel », Itinéraires [En ligne], 2011-3.
③ J’ai posé la question à d’autres pour savoir si le même genre d’ambiance se retrouvait du côté 男. Il semblerait que ce soit un peu différent, mais ne sachant pas vraiment en quoi, je ne Les me permets de ne parler que du côté 女
④ cf. L’entretien avec Eriko Thibierge-Nasu sur le pseudo-refoulement.
⑤ « Why is Japanese Web Design (Still) the way it is? », Douglas McGowan, RWS.com, 17 déc. 2018 (consulté le 11 mai 2020)
⑥ Pour preuve ce flyer pris en photo dans mon supermarché, qui annonce les promotions pour 2 jours.
⑦ Qui signifie littéralement « le signe (字) de la rivière (川) », au sens où l’on dort tous allongés côte à côte, à l’image des traits qui forment le caractère de la rivière.
Photographies de la première salle de bain modulaire installée en masse par TOTO à l’hôtel Otani, énorme bâtiment hôtelier qui, selon la légende, ne doit d’avoir terminé sa construction à temps pour les Jeux Olympiques de 1964 qu’au gain de temps que constituaient les bathroom units. Aujourd’hui, ce type de salle de bain reste très répandu.
Explication des bains publics dans Regards sur le Japon (JTB Publishing, 1997, Japon), série de courts livres publiés par le Japan Travel Bureau, la plus grande agence de voyage du Japon à destination des étrangers. Ce sont en vérité des sortes de guide déguisés, mais présentant très en détails différents aspects de la culture japonaise. Celui-ci est assez large mais il en existe sur des thèmes plus spécifiques comme La nourriture au Japon ou L’Écriture japonaise.
Exemple d’un fameux panneau d’explications à destination des 外国人gaikokujinétrangers.
Un 手拭い mal repassé trouvé chez ma grand-mère. Il en existe de toute sorte de taille et de motifs, mais la forme est presque toujours allongée. Celui-ci fait environ 65 x 25 cm.
Deux exemples pris parmi de multiples photos postées sur Instagram par des visiteurs du
Unko Museum.
Comptes : mimi.edelweiss et akikogramm.
Exemple d’un panneau de propriétés de l’eau, pris en photo dans un 温泉 de la région de Niigata. Plus il y a (l’air d’y avoir) d’éléments, mieux c’est.
Classement des matchs annuels du Temple Ekoin pendant le printemps Les 1860 (Ansei 7) (Ekoin Honsasho Banzuko, 1860, Archives du Edo Tokyo Museum, Tokyo Metropolitain Library).
Image d’archives d’un 温泉番付onsen banzuke, date inconnue (Shokoku Onsen Kagamin, Archives du Edo Tokyo Museum, Tokyo Metropolitain Library).
Exemple des yeux effrayants que l’on trouve un peu partout.