Entre­tien

Eriko Thibierge-Nasu

Cet entretien a été mené le 14 octobre 2019, avant mon départ pour le Japon, avec ma mère, Eriko Thibierge-Nasu, psychanalyste lacanienne à Paris. C’⁠est une interlocutrice importante car, bien que de façon un peu différente, elle partage le regard hybride qui est le mien et peut m’⁠apporter aussi des outils théoriques solides.

En effet, bien que japonaise, elle a été élevée par des parents (⁠notamment un père⁠) francophiles désireux de lui transmettre une culture française qu’⁠ils avaient — selon elle — beaucoup idéalisée dans le contexte de l’⁠après-guerre, c’⁠est-à-dire comme un pays s’⁠étant battu pour sa liberté et qui, surtout, n’⁠était pas ce vainqueur Américain un peu trop envahissant. On lui a donc fait apprendre le français en même temps que le japonais, comme une « autre » langue maternelle. La confusion créée par l’⁠intro­duction forcée de cette seconde culture l’⁠a conduite à se sentir perdue entre deux langues et deux lieux qui paraissaient incompatibles. Après une scolarité au lycée français de Tokyo, elle décide de poursuivre des études universitaires en France, entend parler de la psychanalyse par plusieurs connaissances et débute une analyse à Paris. Elle devient plus tard analyste elle-même, choisissant l’⁠école lacanienne notamment pour  « la place faite par Lacan à la question de l’⁠altérité et du lieu-autre » (⁠je la cite⁠) qui faisait écho à ses propres questions. Aujourd’⁠hui elle reçoit des patients aussi bien en français qu’⁠en japonais même si elle remarque que le travail analytique avec les patients japonais est très différent, étant donné l’⁠absence de tradition philosophique au Japon⁠.

M.T.  Alors, mon sujet, même s’⁠il n’⁠a pas de titre définitif pour l’⁠instant, c’⁠est « l’⁠étrange fascination des japonais pour le caca ». Tu sais il y a un emoji caca, maintenant il y a un « Musée Unko » qui vient d’⁠ouvrir…

E.T-N.  Musée Unko ? Où ça ?

M.T.  À Tokyo.

E.T-N.  C’⁠est vrai ?

M.T.  Oui oui, je vais y aller en Février. Il y a aussi le , « les exercices caca pour apprendre les kanji » qui tape visiblement très clairement dans quelque chose qui titille les Japonais. À la fois qui les fait rire, à la fois qui les dégoûte…

E.T-N.  Oui, enfin, les japonais… les enfants japonais.

M.T.  Oui les enfants japonais. Mais quand on y réfléchit, des choses un peu fascinantes ou repous­santes, il y en a plein. Surtout aux yeux des Occidentaux, envers les Japonais. Par exemple, les bains, c’⁠est un peu gênant [pour les Occidentaux] : les sujets du  sont complètement farfelus pour nous et puis bizarres dans une société aussi cadrée : et il y a une sorte de débridation de l’⁠enfance… Les enfants bougent dans tous les sens, ils collectent des insectes… Pour, à l’⁠inverse, un âge adulte complètement codifié et rigide. Ça m’⁠interroge. Par exemple, je pense que si tu sors en France (⁠ou l’⁠équivalent⁠), pour des enfants, ça n’⁠a aucun succès. Tout le monde s’⁠en ficherait parce que le caca ici, non seulement ne fascine pas, mais on n’⁠en parle pas. Quand on en parle, ce n’⁠est pas de cette façon drôle. On n’⁠accepterait pas que ce soit drôle.

E.T-N.  Oui, non, pas drôle… Plutôt dans un but médical quoi.

M.T.  Oui, voilà, c’⁠est ça. Du coup, je me dis qu’⁠il y a quelque chose au Japon qui n’⁠est pas « digéré » de la même façon, et notamment ce passage (⁠ou en tout cas je pense que c’⁠est à ce moment-là⁠) de l’⁠enfance à l’⁠âge adulte, où tout d’⁠un  coup quelque chose se comprime et tu ne peux plus te comporter comme tu veux, tu ne peux plus bouger comme tu veux…

E.T-N.  Sauf quand tu as bu…

M.T.  Je me demande si ça a un rapport avec le refoulement⁠. Parce qu’⁠il y a de ça : une sexualité infantile, et soudain un passage à la sexualité adulte, beaucoup plus cadrée…

E.T-N.  Alors ça c’⁠est un peu trop schématique…

M.T.  Oui, alors justement, explique-moi.

E.T-N.  Bien sûr. De toute façon, on peut dire dès le début que, même si dans le monde adulte on a l’⁠impression que tout le monde est cadré, il y a quand même un rapport au refoulement qui n’⁠a rien à voir en Occident et en Asie.

M.T.  Alors comment tu l’⁠expliquerais ?

E.T-N.  Sans être péremptoire, il semblerait que, dans un pays comme le Japon — je ne parle pas des autres pays parce que je ne les connais pas bien —, ce qu’⁠on appellerait ici en Occident le refoulement n’⁠est pas du tout mis en œuvre de la même façon. Et même je dirais que, au Japon, c’⁠est un pseudo-refoulement.

M.T.  C’⁠est-à-dire ?

E.T-N.  C’⁠est-à-dire qu’⁠à la moindre occasion, ce qui semblait être refoulé vient sur le devant de la scène, direct­ement dans la réalité.

M.T.  Oui mais d’⁠après ce que j’⁠ai compris, c’⁠est toujours comme ça avec le refoulement non ? Tu refoules, tu refoules et puis en fait ça finit toujours par « érupter » quelque part.

E.T-N.  Oui tout à fait, mais pas de la même manière.

M.T.  Pas de façon aussi décomplexée ?

E.T-N.  Oui. Enfin « décomplexé » je sais pas si c’⁠est le terme. Mais pas de façon aussi crue. Dans la société Occidentale, le refoulement existe et il se perd de façon assez conséquente. Alors qu’⁠au Japon, on a l’⁠impression que c’⁠est pseudo…

M.T.  Donc rien n’⁠est jamais tout à fait refoulé.

E.T-N.  Exactement. En tout cas, rien n’⁠est jamais refoulé complètement.

M.T.  Et alors, je ne sais pas pourquoi, mais dans mon esprit je n’⁠arrête pas d’⁠associer caca et insecte. Plus qu’⁠ailleurs, on a l’⁠impression que les insectes sont aussi tolérés que le caca, on en voit partout, on apprend beaucoup aux enfants à les observer, à jouer avec… En France en tout cas ça paraît moins « sur le devant de la scène ». Qu’⁠est-ce que tu en penses ?

E.T-N.  Eh bien, ce sont ce qu’⁠on appelle l’⁠objet en psychanalyse. Et ces objets, sont toujours, au Japon… Comment dire. Enfin, il y a des insectes aussi en Occident, évidemment. Encore que on a l’⁠impression qu’⁠il y a plus d’⁠insectes au Japon, comme si la nature suivait la question du refoulement. Le réel a l’⁠air plus luxuriant au Japon qu’⁠en Occident. Tout ce qui est du côté du réel, en Occident, donne l’⁠impression d’⁠être assez maîtrisé, même si c’⁠est relatif. En tout cas le rapport au réel n’⁠est pas du tout le même, à cause du refoulement. Et le réel c’⁠est justement les insectes, le caca… C’⁠est ça le réel.

M.T.  Donc au Japon, le rapport à l’⁠objet est moins maîtrisé ?

E.T-N.  À l’⁠objet — en terme psychanalytique — il est beaucoup moins maîtrisé au Japon, oui. L’⁠objet en Occident il est d’⁠abord manquant. L’⁠objet, c’⁠est d’⁠abord le manque d’⁠objet. Chez tout être humain, s’⁠il y a possibilité d’⁠accès au langage, c’⁠est qu’⁠il y quelque chose de fondamentalement refoulé. C’⁠est ce qu’⁠on appelle le refoulement originel. Et au Japon… ce n’⁠est pas qu’⁠il n’⁠est pas là, sinon les Japonais seraient tous fous et ce n’⁠est pas le cas, mais on a l’⁠impression que, dans un second temps, ce refoulement originel a été recouvert par divers objets du réel, qui donneraient l’⁠illusion qu’⁠il n’⁠y a pas de manque. Et c’⁠est lié à l’⁠écriture, semble-⁠t-⁠il…

M.T.  Ah oui, pourquoi ?

E.T-N.  Parce que l’⁠écriture chinoise est faite de multiples traits. Donc une écriture que j’⁠appellerais… luxuriante. Qui n’⁠a rien à voir avec la sobriété de l’⁠alphabet latin. Elle donne donc l’⁠illusion qu’⁠elle est extrêmement proche des objets, du réel.

M.T.  Et si je replace ça dans le contexte moderne, est-ce que tu penses que ça a un lien avec la surconsommation du Japon ? Une multiplicité d’⁠objets.

E.T-N.  Oui tout à fait. C’⁠est une forme de recouvrement par la production du marché. Les Japonais sont plus enclins à la société de consommation, puisqu’⁠ils apparaissent avoir moins de recul et de culpabilité liés à la question de la consommation.

M.T.  Ok.

E.T-N.  Même si, il faut pas se leurrer, le caca on va pas le mettre sur la table. On va pas en parler tout le temps, pas dans les dîners d’⁠affaires…

M.T.  Non non mais justement ! Le Musée du caca par exemple, c’⁠est un musée entièrement dédié au caca mais dans sa forme esthétique (⁠tu sais, cette forme enroulée sur elle-même⁠). Et il n’⁠est fait que de trucs que tu peux poster sur Instagram. Tu peux te photo­graphier sur des toilettes, mais des toilettes roses, tu peux prendre en photo un immense caca qui brille… de quoi j’⁠en déduis que, cette fascination, elle n’⁠est pas pour le caca réel. Mais ça cache un peu quelque chose, non ?

E.T-N.  Ça cache un rapport non-distancié à un premier objet qui est l’⁠objet maternel, la relation à la mère. Cette relation n’⁠est pas complètement rompue.

M.T.  Mais alors traduit dans des termes compréhensibles ?

E.T-N.  Les insectes et le caca, c’⁠est différent dans le sens où les insectes sont plutôt une métaphore de la pulsion, un peu anarchique. Le caca, c’⁠est une métaphore de la pulsion anale, l’⁠une des plus élémentaires et fondamentales pour l’⁠être vivant. Et puis surtout, le caca c’⁠est le premier objet cadeau. « Cacadeau ». C’⁠est un objet prisé dans le monde infantile. C’⁠est même l’⁠objet par excellence de l’⁠enfance.

M.T.  Donc dans cette relation à la mère, et la fascination pour le caca, le Japon reste enfant. Or j’⁠avais noté à quel point cette société était infantilisée. Constamment.

E.T-N.  Toujours. Autrement dit, ce lien premier à la mère est, quelque part, valorisé dans la société. Et c’⁠est ça qui fait tous les mouv­ements

M.T.  Mais du coup, à la fois le Japon, c’⁠est ce monde très infantilisé, plein de , d’⁠objets de consommation, de futilité… de choses qui ne sont pas liées au monde adulte, et en même temps, tu ne peux jamais t’⁠y comporter comme tu veux. Il faut te comporter en adulte. Tu peux pas mettre ton sac n’⁠importe où, tu peux pas t’⁠asseoir comme ça…

E.T-N.  Oui, parce que les gens ne sont pas laissés face à leur responsabilité subjective. Donc y a des règles, comme à l’⁠école, qu’⁠il faut suivre. Et on leur demande pas de se poser la question de « pourquoi ? ». Non, c’⁠est comme ça, tu obéis. Donc la responsabilité subjective est beaucoup moins mise en avant qu’⁠en Occident. En Occident tu poses ton sac par terre, c’⁠est ton problème. C’⁠est ton sac, tu assumes ensuite si ton sac est sale, et puis ça ne regarde personne. Alors qu’⁠au Japon c’⁠est honteux. Parce que la règle, c’⁠est le regard. C’⁠est pris dans l’⁠imaginaire du regard. On te regarde, tout le temps.

M.T.  Bunpei Yorifuji⁠ parle dans un de ses livres du , un dessin libre, décomplexé… C’⁠est par ce dessin qu’⁠on peut parler du caca, dit-il, parce que c’⁠est quelque chose dont on ne peut pas parler d’⁠habitude. C’⁠est par ce dessin aussi qu’⁠on peut dénoncer son voisin, en disant qu’⁠il est méchant… C’⁠est intéressant parce que c’⁠est bizarre cette notion de la dénonciation par le dessin, et puis la dénonciation tout court… et il défend, dans tous ses livres, un mode de vie un peu décomplexé, basé sur les plaisirs…

E.T-N.  Oui parce que tout ça est basé sur la jouissance, bien sûr. Or jouissance = corps. Le rapport au corps au Japon reste très présent. On ne peut jamais en faire abstraction avec les Japonais. Tout de suite, il est question de jouissance : qu’⁠est-ce qui est bon ? Qu’⁠est-ce qui est agréable ? Qu’⁠est-ce qui est  ? Qu’⁠est-ce qui est  ? La proximité avec les Japonais ça peut être gonflant. Il n’⁠y a pas de liberté de mouvements, tellement il y a adéquation entre la pensée et le corps. La pensée est prisonnière du corps, ça n’⁠offre pas de respiration. On se retrouve asphyxié par le rapport à la jouissance.

M.T.  Pourtant y a plein de choses qui ne sont pas jouissives vis-à-vis du corps au Japon… par exemple les kimono c’⁠est une horreur…

E.T-N.  Ah mais attention la jouissance ce n’⁠est pas le plaisir ! Dans les kimono y a plein de couches, on te ligote dans tous les sens, et ça fait partie de la jouissance ce ligotage. Il faut faire attention, la jouissance c’⁠est pas toujours easy ou cool.

Au sens de la discipline philosophique, que l’Europe hérite de l’Antiquité par exemple, et au sens du mode de pensée discursif qui en a découlé.Au Japon, ce sont les enseignements bouddhiques ou confu­cianistes qui font « philosophie » (le mot lui-même a été créé seulement après l’ère Meiji, pour se référer à la philosophie Occiden­tale), et ne sont donc pas nativement japonais mais importés depuis la Chine ou l’Inde. Par ailleurs il n’y a pas, au  Japon, d’enseignement de la philosophie à l’école.

Le hentai signifie littéralement « perversion, anormalité » en Japonais et ne fait pas néces­sairement référence au monde du manga sexualisé, qu’on appelle . Cette appellation hentai est donc une appellation purement occidentale, qui donne effectivement un indice sur l’avis des Occidentaux.

Selon le Dictionnaire de la psychanalyse : « processus de mise à l’écart des pulsions qui se voient refuser l’accès à la conscience. » (Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Éd. France Loisirs, Paris, 2002).

« Ce qui est visé par le sujet dans la pulsion. » autrement dit, ce qui devrait satisfaire. Le caca satisfait une pulsion anale et les insectes, une pulsion scopique. Il va sans dire que l’objet ne satisfait jamais réellement.

Le refoulement originel est un renoncement aux choses au profit du langage. Dans la mesure où le langage instaure un inter­médiaire entre nous et la chose nommée (le mot, le signifiant), il ne permet plus un accès direct aux choses.

Voir aussi à propos de Bunpei Yorifuji l’entretien qu’il a bien voulu accorder pour ce mémoire.

Ce genre d’onomatopées a une grande importance dans la langue japonaise. Il en existe un nombre incalculable.

Unko Museum

Image promotionelle tirée du site du Unko Museum.

Personnages Sanrio

Aperçu des nombreux petits キャラクター qu’on peut trouver au Japon. Ici ce sont ceux de la compagnie Sanrio, une des nombreuses entreprises japonaises à créer de multiples personnages de ce genre. En tête bien sûr, on retrouve Hello Kitty, personnage phare de Sanrio et de loin le plus célèbre.