« Mon caca
c’⁠est le plus gros »

うんこ漢字ドリル,
ou la « méthode caca »

« Caca ». C’⁠est un mot court et apparemment simple — deux syllabes répétées que l’⁠on est capable de prononcer très tôt —, et qui présente pourtant une grande complexité sémiologique.

En France, on m’⁠a appris à l’⁠école que c’⁠était une produc­tion du corps (⁠c’⁠est l’⁠aspect naturel⁠), mais ma grand-mère m’⁠a bien fait comprendre qu’⁠on ne devait pas en parler, et surtout pas à table. C’⁠est l’⁠aspect culturel ; il est péjoratif voire dégoûtant. Entre ces deux aspects, l’⁠écart ne pouvait pas être plus grand. Le caca est vital, mais il doit disparaître. Tout le monde le connaît, le « pratique » et pourtant personne ne veut en parler ou en entendre parler. C’⁠est le cas de beaucoup de choses naturelles, notamment fluides et sécrétions. On s’⁠en rend compte assez petits, et c’⁠est pourquoi « pipi » et « caca » sont souvent les mots jouissifs des enfants. Le mot « caca » est d’⁠ailleurs direct­ement lié à l’⁠infantile, par opposition aux scientifiques « excréments » ou « déjections », au vulgaire (⁠donc adulte⁠) « merde », ou à la « crotte » des animaux. La variété des appellations, néanmoins, nous indique bien à quel point le caca nous occupe à chaque moment de nos vies, de nos souvenirs d’⁠enfant à des lieux plus éclectiques comme l’⁠hôpital, le cours de science, ou la litière du chat.

Et pour preuve que cette préoccupation n’⁠est pas limitée à la France, ou même à l’⁠Occident, notons qu’⁠on trouve en japonais les mêmes nuances linguistiques : signifie « caca », tandis que  veut dire « merde », et  veut dire « excréments ». Rien d’⁠étonnant alors à ce qu’⁠on trouve dans les rayons des livres pour enfants quelques titres marqués うんこ! en lettres brillantes, comme on peut trouver des Caca boudin ! dans les rayons français ; la question occupe les enfants de tous horizons. Les approches néanmoins, varient. Car si ma grand-mère française m’⁠avait bien fait comprendre que le caca était sale et qu’⁠on en parlait pas, ma grand-mère japonaise n’⁠a jamais insisté sur la question. Enfant, le seul lien que j’⁠aie pu faire au Japon entre le caca et un rapport de propreté ou de saleté s’⁠est fait via le panneau de contrôle équipé sur toutes les toilettes japonaises, et qui propose des zones de nettoyage spécifiques. Mais jamais — dans mon expérience personnelle — le caca au Japon n’⁠a été associé au même sentiment de catastrophe ou de dégoût qu’⁠il avait pu provoquer en France, en tout cas pas à un tel degré. Aussi j’⁠aurais pu ne pas être aussi retournée par la décou­verte de l’⁠objet étrange que je vais raconter ; mais il faut croire que mon éducation française l’⁠a d’⁠abord emportée, quand j’⁠ai découvert bouche-bée un livre caca au rayon des méthodes d’⁠apprentissage de l’⁠écriture.

Février 2019, j’⁠arrive chez Kinokuniya, grande chaîne de librairie japonaise, avec l’⁠intention d’⁠y acheter une méthode d’⁠apprentissage du japonais. Après m’⁠être trompée trois fois d’⁠escalier et avoir du demander mon chemin, je parviens enfin au 7⁠e étage, rayon « méthodes pour les étrangers ». Je le trouve conséquent, encombré d’⁠étrangers concentrés, mais surtout décevant ; dans toutes ces rangées de livres serrés, la couleur peine à se faire une place, et rien ne s’⁠arrange quand je me risque à les ouvrir. Les maquettes sont grises, denses et sévères. « Ici on apprend le japonais », semblent-ils dire, « pas de place pour la distraction ». Moi qui cherchait justement une méthode moins ennuyeuse, je m’⁠en trouve amèrement déçue, et décide de noyer mon chagrin au rayon des livres pour enfants. Explosion de couleurs et d’⁠illustrations me font me perdre un peu, quand j’⁠arrive sans le savoir au rayon inconnu des méthodes d’⁠apprentissage pour enfants. C’⁠est ici que je rencontre , « la méthode caca pour apprendre les kanji », l’⁠objet curieusement fabuleux qui est à l’⁠origine de ce mémoire.

Devant moi, les 6 cahiers de la série font briller leurs couvertures fluos, chacune illustrée d’⁠un professeur à tête de caca, se livrant à une activité scolaire ou sportive. Le drill sous-entend en effet une certaine discipline ; je l’⁠ai traduit par « méthode » mais il s’⁠agit plutôt d’⁠un « entraînement » ou d’⁠un « exercice », presque militaire. C’⁠est effectivement sur un mode quasi militaire que les japonais envisagent souvent les révisions ou les sessions d’⁠études : via la répétition acharnée et un travail assidu⁠. Les supports d’⁠études sont donc généralement appelés des drill, même quand, comme c’⁠est le cas ici, ils ne sont pas si rigoristes.

Ayant bien senti que l’⁠ambiance serait plus légère, je l’⁠ouvre donc avec précipitation, et y trouve une maquette en bichromie, rendue tout à fait joyeuse par son jeu constant sur… le caca. Dans le fond d’⁠abord, puisque toutes les phrases d’⁠exemples utilisent le mot « caca », et dans la forme, avec une illustration par phrase et de multiples clins d’⁠œil à la forme emblé­matique du caca⁠. Alors que les japonais passent pour des gens sérieux en toutes circonstances dans un pays au suprême raffinement, je n’⁠en reviens pas de ce que j’⁠ai entre les mains. Par jeu, je m’⁠amuse à traduire la première phrase donnée en exercice : , « mon caca c’⁠est le plus gros ». Je ris, un peu décontenancée, et l’⁠achète dans l’⁠instant. J’⁠y avais senti un potentiel, même si je ne savais pas encore lequel. Mais en y repensant aujourd’⁠hui, je constate que cette première phrase contenait en effet l’⁠essence-même du rapport des japonais au caca.

Commençons par le commencement : je.

est le sujet principal de cette phrase. Ce qui paraît banal dans la traduction française ne l’⁠est pas en japonais, langue qui se plaît le plus souvent à effacer le sujet, en particulier « je ». Mais on parle en l’⁠occur­rence d’⁠une affaire grave, qui touche profondément au sujet japonais : son caca, c’⁠est-à-dire sa propre pro­duction corporelle.  et うんこ sont à ce point indissociables que, via la particule , ils deviennent littéralement un tout-sujet : 私のうんこ, « mon caca ». Non content d’⁠être, contre toute bienséance, mis au devant de la scène, ce sujet continue de s’⁠affirmer en précisant, à l’⁠aide du tout premier kanji , que son caca c’⁠est « le plus gros », ou, littéralement, « le premier gros ».

私のうんこは一番大きいです détails

Que de transgressions dans cette simple phrase ! C’⁠est la mise à l’⁠écrit du plaisir enfantin de dire « caca », décliné dans toute une méthode et (⁠c’⁠est fort⁠) rendue sérieuse parce que diablement efficace (⁠c’⁠est aujourd’⁠hui la méthode la plus vendue au Japon⁠). L’⁠inévitable éclat de rire de l’⁠enfant, qui réclame la méthode à ses parents, est sans doute en grande partie responsable de ce succès. Mais au-delà de cette première impression, elle parle à l’⁠enfant (⁠ou l’⁠adulte⁠) d’⁠éléments fondamentaux de sa vie japonaise : l’⁠écriture, le corps, et l’⁠image. « Mon caca c’⁠est le plus gros », c’⁠est le corps et l’⁠image du corps appelés par le signe écrit, délicieusement pris — comme c’⁠est souvent le cas, en réalité — entre dégoût et fascination.

Au centre de tout cela, il y avait donc l’⁠indice de quelque chose de fondamentalement ancré dans la culture nippone — une hypothèse que j’⁠ai appelé « la fascination des Japonais pour le caca ». Ce titre, en forme de référence lointaine et personnelle à George Perec, a été donné avec humour et mon lecteur ou ma lectrice le trouvera peut-être à la limite du mensonger. C’⁠était pourtant mon intention de départ que de parler beaucoup plus de caca : de m’⁠attarder sur le Unko Museum, le musée du caca, le musée des washlets Toto, ou même sur l’⁠œuvre de Bunpei Yorifuji, Au cœur du caca. Les terrains ne semblaient pas manquer. Pourtant, ils se sont avérés superficiels, là où je savais qu’⁠il y avait quelque chose à creuser. Puisque le Unko Museum tentait de m’⁠aveugler de paillettes et de crottes roses, il a fallu tourner mon regard ailleurs, vers des choses apparemment plus anodines, plus silencieuses, mais plus révélatrices. Pour appréhender ces sujets et ces lieux d’⁠étude, la psychanalyse m’⁠a servi de grille d’⁠analyse. Bien qu’⁠elle puisse paraître éloignée de la culture japonaise, elle fait corps ici avec elle, dans la mesure où elle est liée, comme tout ce mémoire, à un contexte personnel et familial — mes deux parents sont psychanalystes, et ma mère, japonaise, l’⁠est en France et au Japon. Il est vrai qu’⁠on parlera donc moins de caca ici que de jouissance, de refoulement, ou de pulsion. Le mémoire lui-même explicitera le rapport entre les lieux que j’⁠explore, ces concepts que je cite et le caca. Pour l’⁠instant il suffira de dire que c’⁠est le concept théorisé par la psychanalyse de « pulsion anale », qui, le premier, m’⁠a mise sur la voie⁠.

Cette analyse a pris un certain temps, et j’⁠ai eu la chance de pouvoir être sur place pendant un an pour mener mon enquête. Le trajet que je propose s’⁠est donc construit au fur et à mesure de ce voyage, et de mes investigations dans ces différents terrains, qui vont des toilettes — évidemment — aux poubelles, en passant par la mère japonaise, les bains publics et la nourriture.

Bien sûr mes observations sont faites d’⁠un œil semi-étranger, un peu particulier. D’⁠abord, les  sont culturellement très souvent traités comme des étrangers. Bien que le Japon n’⁠autorise pas la double-nationalité (⁠un métis sera donc soit l’⁠un, soit l’⁠autre⁠), le terme lui-même semble toujours rappeler la personne concernée à un manque, une incomplétude. Ensuite, à titre personnel, ma nationalité et ma vie quotidienne sont entièrement françaises et je ne venais d’⁠ailleurs jusqu’⁠ici au Japon qu’⁠en étrangère, ne parlant pas la langue. C’⁠était là le souhait de ma mère — pourtant elle-même japonaise ; que je ne sois « que » française. Aujourd’⁠hui, je parle le japonais et je vis au Japon, mais conserve un statut hybride. Et aux  yeux des Japonais, je reste complètement étrangère⁠. Cette position soumet donc mes observations à une partialité un peu particulière, que j’⁠ai tenté de garder toujours à l’⁠esprit. C’⁠est un peu une enquête et un peu un récit de voyage. À ce titre il est assez flexible.

Le déroulé que je propose comporte 2 passages obligés (⁠l’⁠avant-propos et l’⁠entretien⁠), qui sont nécessaires à une bonne compréhension. Pour le reste, on peut le consommer comme un repas japonais : dans l’⁠ordre qu’⁠on souhaite et par petits bouts.

Une des images clichées de l’étudiant au Japon le montre même avec un  autour de la tête, c’est-à-dire un bandeau à connotation guerrière, censé lui donner du courage.

Celle que Bunpei Yorifuji, qui s’amuse à classifier le caca dans son livre Au cœur du caca, appelle « le caca super premium », décrit comme « l’étron lové sur lui-même » (Au coeur du caca, Bunpei Yorifuji et Kôichirô Fujita, Éditions B42, Paris, 2018, p. 83)

la « pulsion anale » est une étape incontournable de la construction psychique, qui commence certes dès la petite enfance mais se prolonge ensuite au rythme de notre existence. Elle est caractérisée par la spécificité suivante, qui fait tout à fait écho à la com­plexité du hiatus entre aspect naturel et aspect culturel dont je parlais plus haut : « la réa­lisation, par la même action, de l’expulsion d’une partie du corps (qui va de ce fait devenir un objet) et d’une délimitation à plusieurs niveaux, entre intérieur et extérieur, propre et sale, propre et étranger. » (Olivier Brunschwig, « Remarques sur la pulsion anale et son actualité »,
La lettre de l’enfance et de l’adolescence, vol. 83-84, pp. 69-75.). On reviendra plus tard sur ce qu’est une pulsion et un objet.

C’est comme ça que les Japonais appellent les métis japonais. Le mot vient direct­ement de l’anglais half.

En tout cas jusqu’à ce que je sois à côté d’un « réel » étranger. Là, les Japonais paniqués retrouveront soudai­nement chez moi la trace d’une « japonité » familière — mais c’est bien le seul cas.

couverture Unko Kanji Drill

Couverture et aperçu de la collection des  fameux Unko Kanji Drill.

Unko Kanji Drill maquette intérieure

Maquette intérieure du Unko Kanji Drill. On peut clairement y voir tous les jeux graphiques autour de la forme du caca, en plus des illustrations.

Unko Kanji Drill publicité diarhée

Publicité trouvée dans les toilettes de la même librairie où j’⁠avais découvert Unko Kanji Drill. Il s’⁠agit d’⁠un partenariat entre le fameux cahier d’⁠apprentissage et un médicament contre la diarrhée.