ゴミgomi est le nom que l’on donne aux déchets au Japon. Et bien que le mot comme l’objet puissent paraître des détails de la vie quotidienne, ils y occupent une place singulièrement importante. Le nom même nous renseigne déjà sur le rapport ambigu qu’entretien la langue japonaise avec cet objet — répugnant par essence. ゴミ est, semble-t-il, un mot japonais ; or, on aura noté qu’il est écrit en katakana et non pas en kanji, ou du moins en hiragana. J’ai passé un certain temps à chercher une explication étymologique ou historique à cette particularité, et, n’en ayant trouvé aucune, ai été confortée dans ma première intuition : puisque rien ne justifie l’usage de cet alphabet (normalement réservé aux mots issus de langues étrangères), on peut y voir une façon d’éloigner l’objet « déchet » d’une origine japonaise, pour le placer d’emblée dans la catégorie « autre ». Constat d’autant plus intéressant et ironique que les déchets sont au Japon un sujet crucial de la vie en commun, et que chacun est tenu de le garder constamment à l’esprit.
Au moment de mon arrivée au Japon, la question de trouver un appartement s’est naturellement posée assez vite. Louer en tant qu’étranger pouvant être compliqué, j’ai choisi de passer par une plateforme réservés aux 外国人gaikokujinétrangers, et dont le fonctionnement s’apparente à un Airbnb. Ce genre de location s’accompagne souvent d’un court manuel d’instructions pour faire tourner la machine à laver ou trouver les numéros d’urgence. Quelle ne fut pas ma surprise, donc, lorsque je me suis vue tendre par l’agent un épais livret accompagné du commentaire : « bon alors les ゴミ, clairement, c’est les trois quarts du manuel ». Quelque peu habituée aux coutumes japonaises, je lui répond que je sais que c’est une question complexe, ce à quoi il me renvoie du tac au tac : « dès qu’on habite ici, on comprend que c’est le truc le plus important au Japon ». Et, après quelques mois, je comprends mieux où il voulait en venir.
Notons d’abord la longueur et la précision des instructions pour le tri des déchets, qui sont inscrites dans le manuel, rappelées par une pancarte indécollable sur la porte d’entrée, et de nouveau à l’entrée du bâtiment. Chaque jour correspond à un type de déchet, et chaque type de déchet est à mettre dans une poubelle ou un lieu précis (il y a au moins 3 types de lieu) : les 燃えるmoerudéchets combustibles et les プラpura plastiques vont dans la grande poubelle du bâtiment (il y en a une par immeuble) ; les 紙kamipapier doivent être attachés ensemble et se posent à un endroit spécifique de la rue, contre un mur ; enfin les カンkancanettes et conserves, ペットpetto bouteilles en plastique et ガラスgarasubouteilles en verre doivent être dépouillées de leurs éventuels bouchons et bandeaux pour être placés respectivement dans trois bacs différents, sortis uniquement le jour du ramassage. Ajoutons à cela que les déchets doivent impérativement être déposés avant 8h du matin, et qu’il est interdit de les déposer la veille au soir et vous pourrez facilement vous imaginer d’improbables réveils à 6h du matin, et de nombreux meubles cognés dans la fatigue et la pénombre.
Dans ce monde du tri, concierges et ramasseurs de poubelles sont les gardiens de l’ordre, et n’hésitent pas à faire usage de leur autorité. Si quelque chose est considéré comme étant mal trié, mal rangé, ou mal placé, il ne sera non seulement pas ramassé mais placé bien en évidence, pour attirer l’attention du fautif. Fautif qui ne manquera pas d’être rapidement identifié, car les environs des poubelles sont presque toujours équipés de caméra de surveillance. À ce dispositif dissuasif s’ajoute aussi la phrase du manuel de tri qui stipule que « ne pas respecter les règles liées à la gestion des déchets vous rendra passible d’une éviction ». Dans ce contexte, la poubelle se transforme donc en une sorte de nouveau 神kami esprit menaçant et intransigeant quant aux modalités d’offrande. Et comme tout bon 神, on ne l’honore pas n’importe où. Là où, pour un 神 traditionnel, il faudra se rendre spécifiquement à un petit autel ou un petit temple, pour une poubelle, il faudra attendre d’être chez soi car il n’y en a presque aucune dans l’espace public.
Maintenant que l’on sait à quel point la question est importante, on peut s’étonner que les poubelles ne soient pas légion. Cette décision remonte à une attaque terroriste menée par une secte dans les années 80, et, bien qu’elle mette très souvent les touristes dans l’embarras, a très rapidement donné lieu à un changement d’usage. Aujourd’hui, les Japonais ont pris l’habitude de garder leurs déchets jusque chez eux, et de ne les jeter qu’à ce moment-là. Ironiquement, alors que le mot ゴミ et son usage des katakana voudrait pousser les déchets « côté extérieur », il est clair que l’usage commun en fait bien plutôt une affaire d’intérieur. Le déchet doit être conservé et introduit chez nous, pour être correctement trié. Ce passage par l’intérieur agit comme la garantie d’une gestion correcte. Il assure que les déchets « ressortiront » de la bonne façon — presque comme une digestion, donc… et alors qu’on pourrait penser que chacun s’en trouve alourdi, poursuivi toute la journée par sa propre consommation, cette digestion forcée n’a pas l’air de freiner les Japonais dans leur frénésie consommatrice. Au contraire, il y semble qu’il y ait forme de plaisir à la garder avec soi, et à en disposer plus tard dans les règles de l’art.
C’est « la » japonaise par excellence : menue, cheveux raides et noirs, vêtements simples aux tons clairs, maquillage léger et naturel, toujours le sourire aux lèvres ; une sorte d’incarnation féminine de la marque MUJI, principale ambassadrice du design japonais à l’étranger. C’est ainsi que, depuis le succès de son premier livre en 2012①, Marie Kondo apparaît régulièrement à l’écran ou dans des conférences pour nous parler de sa spécialité, et accessoirement sa passion : le 片付けkatadzukerangement, qu’elle pratique depuis ses 5 ans. Deux livres et un documentaire Netflix plus tard, sa « méthode KonMari » a été adoptée d’un bout à l’autre de la planète.
Cette méthode, ou plutôt cette philosophie, est basée sur la relation qu’on entretien avec les objets auxquels on tient et qui « nous font palpiter » (traduction française du verbe ときめくtokimeku), mise en parallèle avec la théorie selon laquelle un environnement simple et peu encombré permettrait d’être plus heureux (dans une conférence, Marie Kondo donne l’exemple d’une chambre d’hôtel comme l’environnement idéal qu’elle propose à ses clients②.) Pour cela, il leur faut désencombrer (declutter en anglais) entièrement leurs espaces, en basant la décision de garder ou non un objet sur la sensation de joie qu’il suscite. La question de la joie et du plaisir, sans doute déjà présente au moment de l’achat de l’objet — on sait à quel point les Japonais aiment consommer —, se poursuit donc grâce à Marie Kondo jusqu’au moment de la transformation en déchet. La méthode KonMari permet d’étirer la jouissance d’un objet jusqu’à son maximum, de l’apogée du désir (l’achat) à sa disparition (la chute dans le fond d’un sac poubelle), et s’applique à tous les types d’objets, pour une revue exhaustivement jouissive.
Il faut d’ailleurs s’arrêter sur ce point, car Marie Kondo a été beaucoup critiquée, notamment par des Occidentaux, qui soulignaient que, si ce concept de « joie » était applicable à des vêtements ou des livres, il le devenait moins pour du papier toilette ou des casseroles. Mais quiconque est déjà entré dans un appartement japonais sait à quel point cet argument ne s’applique pas au Japon. Le nombre des options d’achats y est tellement démultiplié, même dans les domaines les plus infimes, que l’idée de consommer sans en tirer une satisfaction esthétique n’existe presque pas. C’est même le cœur du mode de consommation japonais que d’en tirer un plaisir esthétique.
Pour ce type d’objet, Marie Kondo établit une catégorie spécifique, qu’elle nomme 小物komono. Le terme est souvent traduit par « miscellanées », mais signifie en français plutôt « mélange » ou « recueil divers », tandis que 小物 signifie « petites choses ». Là où les langues occidentales se concentrent donc sur leur nombre et leur natures variées, le japonais insiste sur leur taille et donc leur apparente modestie. Cette prévalence de la taille rend sans doute l’accumulation d’autant plus facile : ils sont petits, donc ils ne prennent pas beaucoup de place. Détail qui a son importance dans une société où — ou l’a vu en ce qui concerne la nourriture — l’accumulation (excessive) joue un grand rôle dans la question de la jouissance. Or Marie Kondo tente, d’une certaine façon, de « réparer » cette accumulation, pour refaire place nette. Le mot 片付けkatadzuke, rangement en japonais lui convient parfaitement, car il regroupe le kanji 片un (sur deux), incomplet et 付coller, attacher. 片付け veut donc littéralement dire quelque chose comme « recoller les morceaux » ou « rassembler ». Or, il y a une volonté dans la passion du 片付け de Marie Kondo — qu’elle s’amuse elle-même à décrire comme une obsession — de faire correspondre un idéal de simplicité avec la réalité ; de recoller ensemble les morceaux très séparés du 本音honnesentiment réel et du 建前tatemaefaçade. Son exemple de la chambre d’hôtel est parlant, car qu’est-ce qu’une chambre d’hôtel sinon un compromis entre intérieur personnel et impersonnel ?
Mais ce n’est sans doute pas pour rien que Marie Kondo est japonaise, car la réalité des intérieurs japonais est particulièrement loin de son idéal de minimalisme et tend bien moins vers le decluttering que vers un impressionnant hoarding.
Le syndrome de Diogène, pour le définir très simplement, se caractérise par une accumulation compulsive d’objets qui finit par mener à des conditions de vie insalubres. Il a été théorisé aux États-Unis, mais il semblerait — c’est le résultat de mes propres observations — qu’il soit aussi tout à fait présent au Japon. Ou en tous les cas, il intéresse tout à fait les Japonais. En effet je n’ai jamais vu moi-même d’appartement ou de maison remplis de déchets du sol au plafond, et pourtant, la télévision japonaise m’en parle excessivement régulièrement. À une telle régularité, d’ailleurs, que la véracité des faits m’importe désormais bien moins que de comprendre pourquoi les Japonais, eux, tirent tant de plaisir à penser qu’ils sont vrais.
Prenons d’abord l’exemple d’une chaîne Youtube intitulée 片付けトントンKatadzukeru TonTon : la chaîne du « super-ménage ». Fondée il y a 4 ans, cette chaîne japonaise est en fait un outil de promotion de l’entreprise du même nom, spécialisée dans le nettoyage d’appartements de hoarders (« accumulateurs »). Les vidéos se présentent de la manière suivante : en haut à droite, un des nettoyeurs commente ce que l’on voit à l’écran (en général, des piles de déchets de toute sorte). Il présente le profil du client et ce qui va être fait tandis que l’équipe commence un tri méticuleux en vitesse rapide, le tout sur une musique classique. Après l’étape de débarrassage, commence le nettoyage réel au milieu de la moisissure et des cafards. Pendant toute la durée de la vidéo, le commentateur donne moult détail technique comme les produits utilisés, le type de spatule ou d’éponge. À la fin de la vidéo, un traditionnel avant/après nous permet de contempler l’étendue des changements.
片付けトントン compte aujourd’hui 192 k abonnés et a publié plus de 200 vidéos en 4 ans. Ces deux chiffres ne laissent pas de doute quant à l’engouement du public (presque exclusivement japonais, la chaîne étant entièrement en japonais), pour ce genre de contenu. Engouement qui rejoint directement celui des adeptes de Marie Kondo en ce sens qu’il a à voir avec la consommation, l’exhaustivité, et la sensation d’un retour à zéro. J’emploie ici le mot « sensation » à dessein, car 片付けトントン, par exemple, a fait à plusieurs reprises des vidéos de nettoyage de maisons de « récidivistes », c’est-à-dire de clients qui, une fois leur maison nettoyée par l’équipe, ont repris leur accumulation. Le symptôme demeure, donc, dans la mesure où le cœur du problème n’est pas adressé, et même volontairement laissé de côté, refoulé puis recouvert : de déchets dans un premier temps, puis d’un vernis de propreté③ dans un second temps, mais recouvert néanmoins.
Le phénomène n’est pas nouveau, puisque Muriel Jolivet observait déjà il y a 10 ans des émissions du même type concernant les gyaru (« gals ») japonaises④.
{ Les médias n’ont pas tardé à s’emparer du phénomène gyaru […] afin d’alimenter des émissions bas de gamme. […]
On tombait fatalement sur des appartements devenus insalubres tellement ils étaient mal entretenus ou, plutôt, pas entretenus du tout. Les baignoires étaient si peu utilisées qu’on les trouvait remplies d’une eau stagnante et noirâtre, quant aux ordures, elles dataient d’une période « indéterminée ». […] L’émission se terminait généralement par une chasse à la vermine en bonne et due forme, qui consistait à remplir une dizaine de sacs poubelles et à pulvériser les lieux (et les gyaru, tant qu’à faire…) au spray désinfectant.
Ce genre démission bête et méchante véhiculait le mépris qui leur était généralement réservé. Dans une société régie par le « zéro défaut », elles étaient tout juste considérées comme de la vermine, qu’il fallait « assainir » au plus vite. }
À la différence que, dans le cas qu’évoque ici Muriel Jolivet, on s’attaque moins ici à l’intérieur d’une gyaru qu’à la gyaru elle-même. Ces jeunes femmes, à un moment donné, ont en effet — consciemment ou non — mis le doigt sur l’hypocrisie du recouvrement orchestré par la mentalité japonaise, et renversé les codes.
{ Brusquement, quelques gyaru ont poussé un peu plus le bronzage aux UV, se barbouillant le visage d’un auto-bronzant ou de fond de teint […] destiné aux peaux africaines. Ces ganguro, ou « visages noirs », cerclaient leurs yeux de blanc à l’aide d’un stick anticernes (concealer) qui leur servait aussi de « blanc » à lèvres. […]
Elles étaient l’exact opposé de la yamato nadeshiko, la beauté traditionnelle au teint laiteux, connue pour sa douceur, sa délicatesse ou son élégance, qui incarnait tous les fantasmes liés à la femme japonaise… }
Préférant user de leur maquillage pour faire ressortir la laideur plutôt que pour la dissimuler, elles dénonçaient littéralement l’hypocrisie (qui se lit étymologiquement comme « sous le masque ») du 建前tatemae idéal incarné par la 大和撫子yamato nadeshikofemme traditionnelle japonaise.
Aujourd’hui, les gyaru sont devenues plus rares, mais l’hypocrisie demeure, largement alimentée par la télévision japonaise. Que dire de cette émission où un panel d’invitées interrogées sur « la question des toilettes pendant un rencard » répondent assez crument à l’oral mais où le sous-titrage⑤ censure systématiquement le mot うんこunko ? Il est parfaitement audible — il y a même un visible plaisir transgressif de la part des invitées à l’employer — et pourtant tout se joue comme si la censure écrite suffisait à l’effacer. Il y a là encapsulé tout ce que la balance 本音/建前honne/tatemae a de délicat, factice, et jubilatoire : bien qu’on fasse mine de préserver les apparences, il n’y a rien de plus fascinant que l’envers, naturel et vaguement dégoûtant, du décor.
① 人生がときめく片づけの魔法 (traduit en français par La Magie du rangement), deuxième meilleure vente des livres au Japon en 2012.
② Elle est aujourd’hui consultante en rangement.
③ Le japonais emploie d’ailleurs le même mot (きれいkirei) pour « propre » et « beau »…
④ Gyaru est le surnom qu’on donne aux jeunes femmes ayant un style bien spécifique, teintes en blond, très bronzées et portant des vêtements tape-à-l’œil.
⑤ Constamment présent, comme on l’a vu concernant les washlets.
C’est la pancarte qui se trouvait à l’entrée de notre appartement, et à laquelle nous nous réferions religieusement.
Pancartes photographiées dans les toilettes d’une station de métro à Tokyo. Celle de droite stipule bien « remportez vos déchets avec vous s’il vous plaît ».
Conférence de Marie Kondo donnée à l’occasion du SXSW 2017 au Texas.
Vidéo typique du modus operandi de la chaîne (3 juil. 2020).
L’émission en question. En sous-titrage on voit bien le mot うんこ censuré par う◯こ (en bas à gauche).